J'ai souvent pensé retrouver l'esprit de Jean-Jacques Rousseau dans un film de David Lynch qui a été très apprécié parce qu'il avait une trame simple et plaçait les obscurités mystérieuses du monde seulement dans l'âme des personnages, comme le demande la tradition classique, A Straight Story. Lynch a une culture biblique profonde, tout comme Rousseau, qui disait lire chaque jour un chapitre de l’auguste Livre. On se souvient qu’Alvin Straight a pour objectif de se rendre par ses propres moyens là où vit son frère, avec lequel il s’est brouillé. Or, ce lieu s’appelle le mont Sion : c’est le lieu du retour en Dieu. Le mont Sion est le tertre qui sert de tremplin aux âmes qui veulent aller dans les étoiles ; et avec son frère, dans son enfance, Alvin passait du temps à contempler le ciel nocturne et à se demander s'il était peuplé d'êtres différents...
Alvin Straight effectue un véritable pèlerinage pour se réconcilier avec ce frère : et dans l’Ancien Testament, les liens familiaux sont sacrés ; Dieu s’y trouve, y vit. Or, chez Rousseau, l’amour même devait passer, on le sait, par cette image du lien familial : il faisait de sa maîtresse la mère qu’il n’avait jamais connue, de son cousin un frère plus intime que son autre frère, et ainsi de suite. Son disciple Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie, donna à son tour à l’amour qui unissait son couple une essence fraternelle. C’était le souvenir d’Adam et Ève au paradis : le lien psychique correspondait idéalement au lien physique. Le monde était alors parfait !
Sur le chemin de sa réconciliation avec son frère, Alvin Straight doit faire la paix avec sa conscience, et mesurer l’ampleur de ses péchés. Il doit également faire le bien autour de lui, réconcilier d’autres familles. Il doit enfin apprendre à saisir l’essence morale de la nature : les cerfs mangés par lui réclament le paiement de la dette qu'il a envers eux. Lorsque les hommes tuent par leurs machines, dans le ciel, les nuages s’amoncellent. Le mystère est au-delà des apparences : le karma agit.
Lynch, au-delà de la Bible, est un grand adepte de l’hindouisme, comme on ne l’ignore pas. Dans son film, la nature est vraiment habitée. Mais cela ne passe pas, comme dans ses autres films, par ce qu'il appelle des figures abstraites, des symboles vivants, des êtres purement spirituels, et c'est ce qui le rapproche de Rousseau, qui ne s'est pas non plus adonné au fantastique, qui est resté réaliste. La différence est peut-être qu'à l'époque de Rousseau, tout être fabuleux était lié à une tradition antique qui le vidait de sa substance, tandis que Lynch appartient à un temps où on peut créer des images nouvelles à volonté : il n'y a plus assez de force, dans le dogme religieux, pour imposer des images particulières, déjà connues. Les autres films de Lynch me paraissent avoir à cet égard un lien fort, ainsi, avec l'art de Victor Hugo, mais j'en parlerai un autre jour, si je puis.